VINCI Autoroutes
En 2011, pour anticiper l'élaboration du programme de refonte des aires de services, Frédéric Rousseau, directeur patrimoine et construction de Cofiroute, a confié une mission à l'anthropologue Abdu gnaba. Objectif : décrypter le ressenti et les souhaits des clients afin de leur offrir un plus en termes de service. Une étude riche d'enseignements qui a aidé à repenser les aires de services du réseau de VINCI Autoroutes.
Son métier consiste à « comprendre la culture de l'autre en regardant le monde avec ses yeux à lui ». Afin d'appréhender l'univers de l'autoroute et ses aires de services, sujets d'étude encore inconnus de lui, Abdu Gnaba a observé et interrogé des clients sur des aires situées entre Paris et Orléans et entre Paris et Laval. Il a ainsi pu identifer les rituels d'une population très hétérogène, composée de groupes, de familles, de conducteurs de poids lourds, de professionnels, mais aussi de restaurateurs, de pétroliers et de salariés de Cofiroute. « Les clients ne se mélangent pas. Certains déjeunent près de leur voiture, un espace familier et rassurant. D'autres errent avec leur animal domestique en quête d'un espace spécifque », constate Abdu Gnaba. Selon lui, l'autoroute n'est pas perçue comme un produit de consommation ni comme un service, mais plutôt comme une nécessité pour aller d'un point A à un point B, rapidement et en toute sécurité. Quant à l'aire de services, elle est vue comme une « escale technique » tournée vers la voiture. « L'autoroute est une artère sanguine rectiligne où les individus sont isolés les uns des autres. L'aire de services constitue une rupture assez brutale. En effet, l'automobiliste passe d'un endroit normé, la route, à un lieu dont il ne maîtrise ni les contours ni les règles. Il sort de l'intimité de sa voiture pour rencontrer d'autres intimités », explique l'anthropologue. Pour Abdu Gnaba, l'aire est appréhendée à la fois comme un lieu par défaut et un non-lieu. Et si certains clients s'arrêtent tous les ans sur la même aire, ils n'y mettent pas un sens particulier. En s'appuyant sur ses observations de terrain, Abdu Gnaba suggère de remettre au centre des aires non plus la voiture, mais l'homme, en tant que sujet et non objet.
Pour que l'utilisateur se réapproprie cet espace, l'anthropologue soumet plusieurs idées actuellement à l'étude. Pourquoi ne pas donner aux clients des informations sur ce lieu de passage, mais aussi sur leur destination ? Pourquoi ne pas leur proposer de laisser une trace (message ou photo) ? Enfin, pour faire vivre la marque VINCI Autoroutes, des objets symboliques pourraient être distribués aux clients. Ainsi, l'aire serait non plus un lieu de réapprovisionnement, mais un lieu de récréation.
article paru sur Wort.lu
article paru sur Paperjam.lu
A vos côtés
Pour décrypter cette « tribu » singulière, comprendre ses desseins, ses pratiques, ses valeurs, ses défis et les solutions pour les résoudre, la Banque de Luxembourg a chargé l'anthropologue Abdu Gnaba, fondateur du cabinet SOCIOLAB, d'une étude qui a donné lieu à un essai, « L'explorateur et le stratège », édité par la Banque.
Quels sont les traits communs à cette « tribu » que composent les entrepreneurs familiaux ?
Abdu Gnaba : Il paraît difficile d'imaginer qu'ils présentent entre eux suffisamment de traits communs pour qu'on puisse se risquer à en brosser un portrait unique, fidèle et synthétique. Pourtant, beaucoup paraissent animés par une force supérieure, portés par un autre désir que celui de s'enrichir, car leur but ultime n'est pas le bénéfice, du moins pas au sens strictement financier. On découvre aussi qu'ils partagent, en dépit de leurs différences, ce qu'on peut appeler une culture commune, une même manière de concevoir leur mission et la place qu'ils occupent dans la société.
Présente-t-elle des particularités ?
AG : Les entrepreneurs familiaux semblent hantés par le rapport à la mort. Pour eux, si l'individu est mortel, la famille, elle, est susceptible d'apporter l'immortalité. Cette obsession est résumée dans le propos de l'un d'eux : « C'est notre mortalité que l'on voudrait laisser derrière soi. Il faut laisser derrière soi quelque chose de vivant ». Il apparaît clairement que pour l'entrepreneur familial, l'entreprise est un être vivant, et en même temps un autre lui-même, qui lui survivrait après sa mort. On voit donc que les enjeux sont multiples et d'une profondeur quasi métaphysique !
Vous qualifiez les entrepreneurs familiaux d'« explorateurs responsables ». Comment arrivent-ils à concilier ces deux notions apparemment opposées ?
AG : Je les qualifie d'aventuriers raisonnés. Pour nombre d'entre eux, vivre signifie créer. Deux verbes pour un même élan. Mais ce goût du risque n'exclut pas la responsabilité. Car prendre des risques, ce n'est pas jouer à la roulette. Si, comme le joueur, l'entrepreneur fait des paris, ce sont des paris raisonnés, fondés sur une connaissance du marché et des choix qui s'intègrent dans une stratégie à long terme. Il ne s'agit pas de « faire un coup », de « tenter le tout pour le tout ». Il est ici question d'investir sur les tendances du marché, d'avoir une vision claire de son évolution, et d'attendre patiemment que cette vision se vérifie dans les faits.
Vous rapprochez l'entreprise familiale de la maison comme on l'entendait au sens médiéval. Pourquoi cette comparaison ?
AG : Contrairement à ce qu'on pourrait penser, une famille n'est pas toujours fondée sur l'existence de liens de sang. Outre qu'aux parents biologiques s'ajoutent les parents par alliance, la famille, au sens élargi du terme, représente un patrimoine : un patrimoine à la fois matériel (des biens, un domaine, une fortune) et immatériel (des titres, une réputation, un capital de prestige) qui se transmet avec le nom de famille, de génération en génération, sans que ce dernier soit nécessairement transmis en ligne agnatique (c'est-à-dire du père au fils). À l'instar des Maisons Royales, les entreprises familiales représentent un pont entre ces deux territoires. Sans vouloir prétendre qu'elles sont des maisons, j'avance volontiers que la maison représente pour elles une sorte d'idéal, l'horizon qui serait susceptible de donner un sens à la place qu'elles occupent au sein de la société.
N'y a-t-il pas souvent une tension entre la logique économique et la logique familiale ?
AG : Du point de vue de la logique économique, les entreprises familiales sont des entreprises comme les autres, mais du fait de leur caractère familial, elles diffèrent sur leur mode de fonctionnement et dans leurs valeurs. Juridiquement, le patrimoine familial et le patrimoine de l'entreprise restent distincts, mais affectivement, ils tendent à se confondre, ne serait-ce que parce que, pour la famille, l'entreprise constitue un marqueur identitaire. Enfin, la logique familiale n'est jamais entièrement compatible avec une logique d'entreprise, et lorsque les personnes de la famille ne disposent pas des compétences requises, souvent, le recrutement de personnes venues de l'extérieur s'impose. D'après les entrepreneurs interrogés, cela permet « d'apporter du sang neuf et de se remettre en question ». En définitive, tout se passe comme si, lorsqu'elles se développent, certaines entreprises étaient amenées, pour conserver leur caractère familial, à élargir la notion de famille ; comme si, pour résoudre la contradiction toujours latente entre leur statut entrepreneurial et leur statut familial, elles devaient concevoir l'entreprise comme une sorte de grande famille. La notion de maison telle que la conçoit Lévi-Strauss prend ainsi tout son sens.
Le désir de partage et de responsabilité est très fort chez les entrepreneurs familiaux. Quel rapport entretiennent-ils dès lors à la philanthropie ?
AG : Il y a autant de rapports à la philanthropie qu'il y a d'entrepreneurs familiaux. Chacun l'intègre dans son propre rapport au monde, ou du moins dans celui de la famille, dans ce que les Allemands appellent la Weltanschauung, la façon dont chacun perçoit le monde selon sa sensibilité. En tant qu'entrepreneurs, ils souhaitent agir sur le monde, laisser une trace, ou plus simplement être utiles. En tant que membres d'un clan, ils savent l'importance de l'autre et considèrent le bien-être d'autrui comme un devoir fondamental, une responsabilité. Globalement, on distingue cinq axes majeurs autour desquels s'articulent leurs motivations et actions :
1. Les comportements font les valeurs ; aider l'autre, c'est apprendre à l'aimer ;
2. L'argent doit circuler, sous peine de gangrener l'organisation familiale et les rapports entre les personnes. Comme nous le confiait un entrepreneur, « L'argent, c'est comme le sang, ça doit tourner, sinon on devient malade » ;
3. La volonté d'être un acteur de la société civile et de prendre en considération une responsabilité sociale. Un entrepreneur déclare : « Pour moi, les solitaires sont des ratés » ;
4. La philanthropie est perçue comme un moyen de comprendre le monde ;
5. Se projeter dans une action philanthropique, c'est apprendre aux prochaines générations à collaborer.
Car le souci permanent de prévoir et d'accomplir au mieux la transmission de l'entreprise à leur descendance ne dispense pas pour autant les entrepreneurs familiaux d'avoir une conscience aiguë de leurs responsabilités envers la société. Donner aux siens est primordial, mais l'oeuvre est incomplète si elle n'est aussi partagée avec le plus grand nombre. Ces cinq axes majeurs sont autant de manières différentes de partager des ressources, pour alimenter le cycle de la vie. Un cycle de la vie que les entrepreneurs familiaux scandent en trois temps : créer, développer, transmettre.
article paru dans La Tribune du Réseau Presse n°446, avril 2013
Pour Abdu Gnaba, docteur en anthropologie sociale et directeur de l'agence Sociolab, Internet offre, paradoxalement, une réelle opportunité de développement pour les magasins physiques. Explications.
La Tribune du Réseau Presse : En quoi l'anthropologie permet-elle d'expliquer l'attitude des êtres humains face à la consommation ?
Abdu Gnaba : L'anthropologie est la branche des sciences qui étudie l'être humain sous tous ses aspects, à la fois physiques et culturels. Elle permet d'observer l'humain de l'autre côté du miroir et de poser un diagnostic. L'homo œconomicus est en perpétuelle évolution et le développement d'Internet joue un rôle d'accélérateur sur cette évolution. Il contraint les acteurs économiques à s'adapter plus vite car pour rester à sa place, il faut marcher tout le temps.
TRP : En quoi lnternet a-t-il modifié notre façon d'acheter ?
Abdu Gnaba : Quand on surfe sur internet on se retrouve au pays de cocagne, dans la vallée de Canaan : tout s'y trouve à profusion et accessible en quelques clics. L 'individu se sent donc surpuissant. Il peut tout acheter et immédiatement depuis son fauteuil, sans se déplacer. De surcroît, on lui apporte les produits commandés qu'il peut changer s'ils ne lui plaisent pas. Il peut échanger sur les réseaux sociaux pour se rassurer sur ses achats et comparer pour obtenir les meilleurs prix. Mais ce mode d'achat a un revers de médaille. Il enferme le consommateur dans un monde fictif : les objets de consommation ne sont que des images reflétant la réalité. L'internet est également un facteur d'isolement du consommateur car c'est un système qui, par essence, ne permet pas la rencontre physique avec ses congénères, les lieux et les produits.
TRP : Et c'est donc ce contact que l'on peut retrouver en se déplaçant dans un commerce ?
Abdu Gnaba : Bien entendu, l'individu a besoin de rompre son isolement, de sortir et d'échanger avec d'autres humains. C'est un mammifère avant tout. Tout acte d'achat répond à un besoin social et au désir de se confronter à la réalité. Quand, je vais dans un magasin, je suis dans la réalité « vraie » et je ne sais pas ce qu'il peut m'arriver. Je vis une aventure. Je peux être surpris et vivre l'expérience sensuelle du réel.
TRP : Est-ce à dire que l'acte d'achat va au-delà de l'acquisition d'une marchandise ?
Abdu Gnaba : Quand j'achète un produit ou un service, je n'achète pas que l'objet mais aussi du sens, voire du prestige. J'achète pour faire partie d'un groupe, d'une tribu, pour me situer dans une hiérarchie sociale. La possession de certains objets marchands marque un signe d'appartenance et si tu n'as pas tel ou tel objet, tu ne fais pas partie de la caste. L 'utilité d'un objet est sociétale alors que les goûts sont avant tout culturels. Si en tant que commerçant je comprends ce système, je peux faire évoluer mon magasin pour répondre aux désirs des clients que je cible.
TRP : Et en quoi Internet est-il une opportunité pour le commerce physique ?
Abdu Gnaba : Internet a réveillé le commerce traditionnel. Il oblige les commerçants à se poser des questions et à se remettre en cause. Le petit commerce a la faculté de s'adapter rapidement. C'est sa chance. Il peut créer de la valeur en surprenant ses clients, en les motivant par des offres alléchantes, en suscitant leur imaginaire, en proposant des rituels pour les fidéliser et enfin en adoptant une attitude bienveillante (accueil, conseil, etc.). Le commerce physique est donc loin d'être mort. Internet et les magasins physiques peuvent cohabiter voire se dynamiser l'un l'autre à condition que chacun garde son identité sans vouloir ressembler à l'autre.
Propos recueillis par Georges Lavogez
article paru dans Libération, 14 avril 2011
Le voyage éternel des entrepreneurs familiaux
éditions L'Harmattan - 2013
éditions L'Harmattan
29 Mars 2011
À l'image de toute relation intime, le rapport que les Français entretiennent avec le pain recèle une part de mystère. Malgré le bouleversement actuel des habitudes alimentaires, le pain fait toujours partie de leur vie, et c'est ce qui en fait un objet éminemment culturel.
Que l'on songe au moment particulier où, au sortir de la boulangerie ou en chemin vers la maison, chacun rompt un morceau du pain qu'il vient d'acheter, tout frais et souvent encore chaud, puis le mange avec délectation. Il s'agit là sans doute de la pratique la plus commune à tous les mangeurs de pain, quels que soient leur âge, la région où ils vivent, leurs habitudes alimentaires. Que l'on considère le pain comme une nourriture de base ou de plaisir, que l'on soit individualiste ou généreux, et quel que soit notre profil de mangeur de pain, à cet instant précis nous sommes tous identiques, au double sens du terme : parfaitement semblables et inscrits dans la même identité. C'est par cet acte simple, intime et spontané que se noue l'histoire qui nous lie au pain, une histoire que l'on aime à raconter, à partager, parce qu'elle nous rassemble. Le pain, un aliment narratif, symbolique et identitaire...
Questionner le pain, c'est questionner le rapport à l'identité et à la tradition. Qu'est-ce que l'identité ? C'est un rapport, une relation de soi aux autres. Et le pain, parce qu'il est un foyer de sens et un tisseur de liens entre les individus, demeure intrinsèquement un aliment identitaire. Quant à la tradition, c'est essentiellement un principe dynamique. Très éloignée de la défnition communément admise, la tradition n'est pas une répétition du passé, mais un dialogue ouvert entre les acquis d'hier et les attentes du jour. D'un point de vue anthropologique, la tradition est une réinvention permanente.